Jeudi 30 mai – Nous quittions donc les côtes de Sardaigne pour aller vers la Sicile. Pierre avait tracé une route pour Favignana, une île des Egades au SW de la côte W, en face de Marsala. Les militaires nous avaient fait rebrousser chemin et nous avions vu passer au-dessus de l’eau un missile, puis un autre encore en sens opposé. Nous avions repris notre route, par vent arrière d’ouest, 2 ris dans la grand voile. Pierre a fait une estimation de l’heure d’arrivée : à 8/9 nœuds, nous serons aux Egades demain soir, après une traversée de 180 milles me semble-t-il. Le vent est monté dans l’après-midi, les vagues se sont creusées. Pierre a pris la barre. Nous avons fait rentrer Lucas et Sébastien, inutile de se saler pour rien. Très vite, ils se sont installés dans leur banette mais ils ne peuvent pas lire. Je me suis calée, à l’abri dans le cockpit, assise par terre sur l’écoute lovée sur laquelle j’ai posé une serviette. C’est presque aussi confortable qu’un Poltrona Fraü. Je suis emmitouflée serré dans le ciré, le col tout doux à l’intérieur monte bien haut, j’ai rabattu la capuche à cause du soleil. Nos visages sont déjà roussis mais pas la peine d’en rajouter. Je tiens compagnie au barreur. Parfois, l’eau passe par-dessus l’hiloire et nous prend par surprise. Pierre pousse un juron multicolore : ça ne sèche pas, ça ne dessale pas, mais ça soulage, c’est bien connu. Nous communiquons en silence, un mot par-ci, un mot par-là, nous nous sommes mis en économie d’énergie. Vers 17h00, je prévois des sandwishes jambon beurre pour le souper. Mais le vent a continué à monter, nous filons à 9/10 nœuds. Vers 19h00, je sais que Pierre restera à la barre toute la nuit et je réfléchis à l’organisation, en m’abstenant de pensées saugrenues, il faut qu’il tienne le coup, notre barreur. Je fais un point de temps en temps, nous sommes sur la route. Le GPS indique maintenant entre 9 et 11.4 nœuds, avec quelques accalmies. La nuit tombe. « Tu vas bien, Sébastien ? Oui. Tu veux boire ? Non. Tu veux un bout de pain ? Non. Et toi, Lucas ? Oui. Non. Non. Tu as pris un sachet ? ». Chacun a coincé son sachet en plastique sous le coussin, ce n’est pas la grande forme. La nuit vient. Je me suis installée au carré, sous le duvet. J’ai prévenu Pierre que je lui ferais appel de phare (c’est un code entre nous). « D’accord ». Et toutes les cinq minutes, ma main cherche le bouton de la lampe au-dessus de ma tête et hop ! un éclair de lumière … une manière que j’ai trouvée de lui tenir compagnie. Toutes les heures, je me lève pour faire un point et, très curieusement, sans la montre, je tombe exactement aux heures fixes à point pour faire les relevés. Et je transmets. Dans le noir, je ne le vois pas mais je lui parle, très fort. « On est un peu à droite » ou « On est revenu sur la route » car le vent a tourné SW. « Tu n’as pas froid ? Non. Tu veux boire ? Une grenadine. Tu veux du pain ? Juste un petit bout. Tu te régales ? Oui ». Je ne veux pas trop m’attarder, debout. « J’y retourne, je te fais appel de phare. D’accord. » Même scénario toute la nuit, un éclair de lumière de temps à autre et ça marche. L’Aloha surfe sur les vagues, et malgré les raffales, on sent, on sait, qu’il a encore des ressources et c’est rassurant. Merveilleux petit bateau ! Depuis 4 ou 5 heures, Marettimo et Favignana sont en vue. A huit heures, Pierre a pu mettre l’Aloha sous pilote automatique, il veut jeter un œil sur les cartes avant l’approche, pour décider où viser. Je lui propose de faire un thé chaud et il accepte, mais le bateau bouge dans tous les sens, je m’allonge et m’endors dans la seconde. Sébastien s’est levé et lui tient compagnie. Il tient drôlement bien le coup, il a peut-être une vocation encore enfouie.
Vendredi 31 mai – 10h30 : nous sommes amarrés dans le port de Marsala. Rien à voir avec le joli port accueillant et propret d’Arbatax. Nous nous sommes pris un tire-à-terre dans l’hélice et, après une nuit blanche, Pierre armé de son couteau plonge dans le port pour réparer cette andouillerie du premier sicilien rencontré. 16h00 : bateau rincé, jeunes douchés, petit somme et copieux repas. Nous voilà prêts à prendre l’air de Marsala. Nous découvrons une ville animée et industrieuse, un joli centre ancien pavé de grandes dalles de pierres blanches, le vin de Marsala, et les incontournables glaces italiennes qui nous remontent le moral. Et, quelle aubaine, le Guitar Sud Festival de Marsala qui a aura lieu ce soir et les sa et di 1er et 2 juin. C’est d’autant plus de chance que le vent souffle de nouveau, de jour comme de nuit et a retardé notre départ au lunidi 3 mai. Il fait frais, encore 19° et nous profitons des ruelles, places, églises, marché aux poissons, et même du très beau musée antique garni d’une collection importante de somptueuses amphores trouvées intactes dans le marais salant. Marsala, autrefois nommée Lilibéo (pour « en face de la Libye », pense-t-on) du temps des Carthaginois, puis Porte de Dieu (Mars Allah) du temps des Phéniciens, envahie par les grecs, les arabes, les normands, les Bourbons … comme toute la Sicile d’ailleurs, vue la situation géographique. Les habitants sont accueillants, chacun que tu croises te dit bonjour. Les immeubles récents ont souvent piteuse mine, de grandes brèches de béton manquent aux balcons. Et nous ne pouvons nous empêcher de penser aux entreprises maffieuses qui économisent sur le béton, dont parle le fameux livre de Saviano. Le festival de guitare jazz a eu lieu au grand théâtre Impero, de style art déco fasciste, mais spacieux et sobre à l’intérieur, aux grands fauteuils de velours rouge disposés en arêne. Les spectateurs sont venus nombreux, 500 ou plus. Les concerts sont gratuits, financés par la ville, les gens entrent et sortent, à la manière nonchalante italienne. Les jeunes viennent en groupe, c’est la sortie, les filles portent des chaussures aux semelles et talons très hauts, c’est la mode, ici. Nous avons moyennement apprécié le festival mais nous sommes tellement contents d’être au spectacle … A une heure, nous rentrons par le centre aux ruelles bondées de monde. Jolie escale qui nous a donné l’occasion de faire le point sur les tinéraires possibles. La route par le sud semble compromise vus le temps qu’il nous reste et et les risques de la météo. Tanpis pour Agrigente, adieu Syracuse et Taormine. Nous passerons par la côte nord.
Lundi 3 juin – Bon mouillage sous les grottes de Favignana. Eau turquoise mais il y a des méduses et un courant impressionnant.
Mardi 4 juin – Très belle navigation. Très beau mouillage dans une baie située entre l’aéroport et la ville de Palerme. Sable clair par trois mètres de fond si bien que Lucas saute à l’au au soleil couchant. Elle est bonne, et c’est vrai !
Mercredi 5 juin – 7h30 : bain pour tout le monde, enfin ! Sébastien prend courage : par trois mètres de fond, le sable et la couleur de l’eau, c’est tentant. Nous voilà enfin revigorés et réconciliés pour ainsi dire avec la croisière, que nous envisageons sous un jour meilleur. Nous sommes partis depuis 18 jours. Nous discutons tous les quatre et à travers les réponses pleines d’humour et de retenue, nous voyons bien que le temps paraît long, nous avons fait ce que nous pouvions à Marsala et Arbatax mais les bains manquent, le soleil, le calme. Aujourd’hui, nous avons fait une très belle navigation vers Cefalù, sur la côte plus à l’est, à trente milles de Palerme. Un petit coup de vent est prévu, d’est, pas trop grave, mais nous voulons trouver un abri. Les côtes sont très belles, différentes de la Sardaigne, couvertes de nuages juste sous les sommets des montagnes de plus de 1300 m de haut.