Vendredi 7 juin – Je ne sais pas pourquoi l’arrivée dans les Lipari fut si émouvante. Nous laissions peu à peu derrière nous par le travers et au nord ouest, Alicudi et Filicudi, deux petites bosses qui se perdaient dans les nuages roses du coucher de soleil. A droite, au sud, on devinait encore les côtes de Sicile également estompées dans le ciel brumeux. En fait, les nuages n’ont jamais vraiment abandonné les côtes ni les îles, la visibilité n’a jamais été franchement claire. Devant nous se dessinaient de plus en plus noires et imposantes Lipari et Vulcano, nous étions entre chien et loup, avançions toujours au moteur droit devant car le vent nous avait lâchés depuis cinq heures, tous les quatre debout dans le cockpit, essayant de distinguer sur Vulcano un relief, des lumières d’habitation, la crique improbable où nous devions mouiller... Mais les îles ne faisaient qu’un, le passage (de 800 m) entre les deux était en biais. Sur la carte, toutes semblent bien petites. Mais de près, elles nous apparaissaient soudain étendues et montagneuses. En revanche, sans lune, les étoiles étaient bien visibles.
Pierre fait maintenant des points de plus en plus rapprochés. Nous contournons un cap dans le noir, rocher abrupt et élevé, on n’est vraiment pas loin mais la côte est accore. On ne lâche pas les jumelles. Et derrière, enfin, est apparu le mouillage, une toute petite baie assez fermée. Au fond, quelques lumières de maison, peut-être d’un restaurant, les feux de mouillage d’une dizaine de bateaux. Le sondeur indique 8 mètres.
22h00 : Jeté l’ancre sur fond de sable. Soupé dehors bien couverts en essayant de deviner dans quel paysage nous ouvrirons les yeux demain.
Samedi 8 juin – Curieux, les jeunes se sont levés plus tôt que d’habitude. Ils attendent la crique de leurs rêves, et le rêve ne s’est pas encore vraiment réalisé. Pas un mot. Aïe aïe, aïe. L’eau est noire parce que la roche qui s’y reflète tout autour est noire, très découpée. Mais le fond est de sable, c’est sûr. Deux ou trois jolies maisons cubiques toutes blanches mettent en valeur les espaliers et descentes en pierre locale. Encore la touche des architectes … Sur un côteau, une traînée de fumée sort de la terre. Nous sommes bien sur une chaîne volcanique. C’est un environnement qui a du caractère, mais cela n’est pas suffisant pour donner à Sébastien et Lucas la joie au cœur et envie de sauter à l’eau. Pourtant, elle est réellement bonne, et nous prenons le temps d’en profiter, des fois que ça les déciderait ... Mais non. Petit déjeuner tout en faisant le programme.
Milieu de matinée : levé l’ancre à destination de Lipari. La mer est calme, le vent très doux, le bateau file. Nous prenons le passage entre les deux îles (photos ...), dépassons la ville de Lipari (photos …). L’endroit est pleins de mouillages aujourd’hui interdits, de zones réglementées. Nous étions là, Pierre et moi, sur le Crazy avec Nicole et Michel, il y a trente ans moins un mois. C’était bien plus sauvage. Le trafic maritime des aliscafis et autres ferries est intense. A droite se dressent Panaréa et le chapeau pointu du Stromboli, toujours en activité. On voit très bien son grand cratère. Nous posons l’ancre sur une grande plage bordée de maisons relativement anciennes, style village de pêcheurs qui ne paie pas de mine. Trois mètres de fond (pour 2m20 de tirant d’eau !), sable blanc, le rivage à quelques brasses, douce brise … vraiment, on ne peut pas faire mieux. Et voilà nos deux compères qui crient au paradis, qu’on n’a jamais vu mieux et tout et tout. Ouf ! Les voilà à l’eau, masques et le reste, le reste étant le harpon, là, ils sont aux anges, et nous, nous espérons bien quelques sars mais à défaut, il reste du riz en quantité.
A midi : riz (mais non, je plaisante, il reste encore des quantités de bocaux).
Le soir : nos deux compères reviennent avec deux trophées, une minuscule castagnole qu’ils ont assommée et une seiche. Mince alors, qu’est-ce que je vais faire de ça ? Ils n’arrêtent pas de se marer et espèrent bien rester là une semaine puisque la pêche a été bonne.
Dimanche 9 juin – Nous sommes partis il y a 21 jours. Il reste 17 jours pour la remontée. Discussions. Prévisions. Météos. Les météos donnent des tendances, mais on ne peut pas toujours s’y fier, on nous la fait plus. On ne pourra pas profiter des Lipari comme on l’aurait voulu et Pierre se décide pour une navigation de nuit afin de gagner du temps.
De bon matin, départ pour une navigation de 180 milles, autant que la première traversée de Marseille à la Madalena. Très vite, les dauphins, les vrais, sont venus nous voir par le travers, jouent quelques minutes et continuent leur chemin par le travers de l’autre côté. Ils sont plus longs et fins que les petits marsouins dodus que nous rencontrons la plupart du temps et que nous persistons à appeler dauphins, par habitude. De nouveau le lendemain, ils nous ont donné un joyeux spectacle, rassemblés en un troupeau d’une vingtaine de museaux. Lucas filme avec son téléphone, ça rend bien. Petite diversion avant que chacun retourne à ses occupations. Les jeunes enchaînent et se commentent Dracula, Les Enfants du cap Horn, L’Etrange Cas du Dc Jekyll.
Lundi 10 juin - Nuit en mer. Croisé de nombreux navires. Fait route presque toute la nuit avec un voilier comm’nousier (je ne sais pas comment ça s’écrit). Belle nuit étoilée. Puis orage pendant le quart de Pierre, ce qui permet de rincer le bateau. Et encore une longue journée de navigation, au près par bon vent. Sébastien se met dans sa couchette, il n’en peut plus ce jour-là, fait une longue et profonde sieste, on le voit bien quand il émerge, et on le taquine un peu. On a visé Capri mais le vent refuse, nous mène vers la baie de Naples. En fait, on a voulu faire de la route en remontant le plus possible au nord pour s’assurer un retour sans surprise. Sur le coup de pied de la botte italienne, il y a le golfe de Sainte-Euphémie (comme la Traverse … coucou ! j’espère que les filles auront eu leur examen) et au-dessus celui de Palinuro très joli, mais qu’on a voulu éviter car cela nous aurait fait perdre au moins trois jours.
Dans l’après-midi, le vent a forcé et on a hâte d’arriver. La ville de Naples s’étend à notre droite, vaste et montant doucement au pied du Vésuve mais nous n’irons pas dans le port de Naples, c’est encore trop loin des îles pontines. On aimerait s’arrêter à Procida, ou Capri si possible.
En fin de journée, le vent s’est un peu calmé, et surtout à l’arrivée nous sommes un peu abrités par Procida et on engolfe juste au-dessus de Naples dans une baie bien plus petite. Pierre a repéré quelques mouillages répertoriés dans les Instructions nautiques. Mais, surprise, à la place sont installées des étendues invraisemblables de bouées assez serrées qui ne ressemblent pas à des corps morts. Plutôt à des réserves de pêche. Il y en a de tous côtés. Pas répertoriés, bien sûr. Ça ne fait pas notre affaire, ça. On tourne et retourne, il y a bien un endroit près d’un cargo coulé et tout rouillé, mais c’est franchement pas enthousiasmant. Le soir est tombé et on plaisante : une pêche au harpon, là-dedans, peut-être … Finalement, on se décide pour le petit port de Baia. On n’aura jamais fait autant de ports dans une croisière, c’est nouveau, mais je crois que nous avions envie d’eau douce, et de nous arrêter vraiment après nos 180 milles car nous sommes partis hier matin. Je ne sais pas à quel moment cela s’est produit, par ailleurs, mais nous avons commencé à mélanger les torchons propres et d’autres, moins avenants. A chaque fois c’est pareil. Et les éponges aussi. Pierre insiste très fort : « Vous voyez bien celle-là, elle est rose, vous ne pouvez pas confondre, c’est pour la cuisine, vous m’avez bien compris ? ». Nous avons très bien compris.
A Baia, il n’y a rien. Rien … comment dire … Les pannes sont récentes, amarrés de petites vedettes et de semi-rigides. La nôtre est presque vide. La saison n’est vraiment pas commencé, sauf pour les prix. Le Journal El Mattino a écrit en première page qu’il n’y a pas de touristes à Pompéi, depuis la privatisation du site (Pompéi, c’est juste à côté de Naples).
Après souper, nous avons quand même trouvé un bistrot, l’unique, et visiblement le point de RV des jeunes italiens du coin, et en plus, il avait la birra à la spina (bière pression). Ça rachète tout, bien sûr. Jolie soirée.
Mardi 11 juin - 6h30 : même notre bistrot de la veille est fermé. On en profite pour explorer les environs, c’est vite fait ... le petit port où il y a tout de même plusieurs chantiers pour navires. Des pêcheurs. Un peu de trafic commercial. Nous sommes dans la banlieue de Naples. Et nous tombons sur un gros camion frigo qui fait rouler sur ses tapis et décharge dans une barque d’énormes quantités de moules collées en grappes de plusieurs dizaines de kilos chacune … nos fameux corps morts étaient des parcs à moules.
Du vent prévu pour la journée, un peu fort. On pourrait visiter Naples en prenant le bus. (Mais on ne l’a pas fait pour Palermes.) Ou aller sur Capri ou Ischia.
8h00 : départ pour Ischia, on a promis aux jeunes un petit paradis (encore un).
10h30 : amarrage au port de Casamicciola sur l’île d’Ischia. En traversant la route, on tombe sur une belle promenade de palmiers bordée des habitations à un étage des gens du coin. Au RDC, les restaurants, les boutiques, c’est touristique tout de même mais très discret pour la saison. Grands cris d’admiration : en fait, Casamicciola est une jolie marina très récente. Nous nous y étions arrêtés il y a cinq ans, et les abords du port n’étaient pas tout-à-fait terminés. Très bon accueil, des gens vraiment gentils, comme partout où nous sommes allés. Les pannes sont presque vides, les douches impeccables, on est heureux comme des rois. Expédition au port d’Ischia. Visite de la ville. Baignade sur une belle plage abritée du vent. A Ischia, le monde semble s’arrêter là. Les problèmes d’énergie, la guerre, les famines, l’économie, la crise, la politique … on ne sait même pas que ça existe. Ça sent bon les collines, les figuiers, le jasmin, toujours, qu’ils utilisent pour faire les palissades. On a acheté des nèfles (Sébastien ne connaît pas les nèfles), un kilo de petits anchois pour faire la frittura di pesce.
Mercredi 12 juin - Pierre se lève toujours tôt : à 7h00, il a déjà pris les messages, jeté la plupart, d’ailleurs, sans les ouvrir. Il me fait le compte rendu des bonnes nouvelles qu’on reçoit de temps en temps des uns et des autres, parfois en vers sympathiques. Ça fait plaisir, on commence bien la journée. Il a pris des renseignements sur les Piaggio à trois roues, style italien avec la remorque derrière, ils roulent à 38 km/h ! Andrea, ne nous quitte pas, tu vas nous trouver un Piaggio pour faire nos courses à Laragne ! Andrea, on adore, l’Italie ! On veut louer une chambre de ton bel appartement milanais, pour un an, mais pas trop cher, compris ?! On va apprendre l’italien ! La recette du rizotto …
En attendant, on a fait un dernier tour, tous les quatre, sur les hauteurs d’Ischia avant de larguer les amarres. On s’en met plein les mirettes …
Midi : départ et nous serons au près une nouvelle fois. Pour 58 milles.
Nous n’arrivons pas à atteindre le cap Circéo et nous mouillons sur la côte qui n’est qu’une seule grande plage bordée de sable et parfois de parasols. Le vent tombe, la mer est parfaitement plane mais il reste une petite vague, résidus de la mer de ces derniers jours et le bateau a un peu de roulis. Je m’installe au carré, j’ai même déroulé la toile anti-roulis de la banette. Et les jeunes n’ont pas fermé l’oeil de la nuit car ça grince de tous les côtés. Dehors, la mer est magnifique et toute plate.
Jeudi 13 juin – 00h30 : la puissante lumière d’un projecteur éclaire soudain le carré, je me réveille dans un bond, saute hors de ma banette sur le pont. Un bateau est derrière l’Aloha, je pense mille choses en une seconde, un chalutier ? Il va nous rentrer dedans, il est à deux mètres à peine. Puis son étrave s’avance sur bâbord, elle est haute, en fuseau, la coque est blanche, ce n’est pas un chalutier. Je vois inscrit Guardia di Finanza (les douanes), je préfère ça, mais s’il s’approche encore, il va nous aborder, le bateau monte et descend, menaçant. Un homme est sur le pont et me crie « Buena sera ! ». « Vous avez des problèmes ? Non. » Il insiste « Vous avez des problèmes ? ». Nous sommes peut-être dans une zone interdite. « Vous parlez italien ? ». Si je lui dis non, il va me parler anglais. Il a vu notre pavillon français, à l’arrière, le pavillon de courtoisie dans les haubans, nous sommes en règle. Je crie car le moteur est puissant, leur bateau doit aller vite. « Combien êtes-vous à bord ? » Pierre s’est réveillé, il est derrière moi … étrange scène. Nous sommes bien peu de choses. « Combien êtes-vous à bord ? Deux, plus due bambini ». Je lui ai « casé » les enfants, au cas où … car ça marche à tous les coups. [Du temps où c’était encore possible de ne pas payer dans les ports, on arrivait le soir tard et on baragouinait … vous comprenez ... on aimerait se poser … les bambini … juste pour la nuit … on repart tôt demain matin … et hop ! « Si … pas de problème … mettez-vous là ». Et le matin à 7h00 on repartait (après le café au bistrot, bien sûr) et c’était gratuit pour la nuit. Mais comme dit la chanson « Maintenant, que voulez-vous ? la vie est si chère ... » bref, ça ne marche plus. Mais j’ai bien retenu que les enfants, c’est un bon paravent, ou un bon raccourci.] Le douanier fait un signe de sa main à plat, calmement, pour me rassurer, il a dû voir qu’il nous a fichu une belle frousse. « Vous venez d’où ? D’ischia. Quelle est votre destination ? L’île d’Elbe puis la France ». « Vous n’avez pas de problème ? Non, non. Alors buena sera » de nouveau. On les regarde s’éloigner.
Nouvelle navigation de 28 milles et on est sous le cap Circéo. Mouillage par trois mètres sur fond de sable. L’endroit est très chouette. Nous avons enfin sorti le kayak et resterons là toute la journée. Bains. Kayak, cigarette à terre.
Nous sommes à la latitude de Bonifaccio, légèrement au-dessus même, et nous venons de passer les 1000 milles pour cette croisère. Ça se fête : bière pour tout le monde ! Pierre est malin, pardi, nous sommes un (deux) à boire de la bière sur ce bateau.
Vendredi 14 juin – Départ à la voile, comme d’habitude (sauf à Vulcano) pour une petite traversée qui doit nous mener … on ne sait pas encore où. Pierre nous donne, comme d’habitude, l’heure à laquelle on n’arrivera pas. On s’y fait, à force, mais on a beau le savoir, on cherche toujours à savoir à quelle heure on arrive. On a mis les cartes côte à côte, et on a suivi le trajet emprunté pour la croisière. Et là, on voit bien que nous sommes sur le chemin du retour. Ce serait resque une surprise, nous avons un peu perdu la notion du temps.
Nous serons à 20 heures 36 minutes et 45 secondes à Anzio.